Pierre Clastres - La Société contre l'Etat

Publié le par Xuihtecuhtli

Penchons-nous du coté de l'Amazonie avec un livre d'anthropologie politique assez célèbre, au titre évocateur.

L'auteur

Ethnologue français, d'opinion anarchiste, Pierre Clastres (1934 - 1977) a fait plusieurs séjours chez les peuples Guayaki (Paraguay), Yanomani (Nord de l'Amazonie) et  Guarani du Paraguay.  Il a écrit un grand nombre d'ouvrages sur le sujet, dont fait partie La société contre l'Etat (1974).

La question du pouvoir

Pierre Clastres commence l'ouvrage (composé de plusieurs articles parus dans diverses revues) par une définition des sociétés archaïques. Ces dernières se caractérisent par l'absence d'écriture, et une économie de subsistance (on consomme ce dont on a besoin, sans faire de réserves). En matière de pouvoir, celles-ci ne connaîtraient pas la politique au sens occidental du terme. En fait le pouvoir d'un homme ou d'un groupe sur un autre serait totalement absent selon la plupart des ethnologues (dont J. W. Lapierre, auteur d'un Essai sur le Fondement du Pouvoir politique, que Pierre Clastres prend comme référence).

Or pour Pierre Clastres, il y a bien pouvoir, mais non-coercitif, alors qu'il est coercitif en occident. En témoignent les quatre aspects du chef dans les tribus amérindiennes :
- rôle d'arbitre
- rôle de donateur (le chef donne à ses compatriotes selon leurs besoins, et certains objets - arcs par exemple - ne sont fabriqués que par ce dernier)
- rôle d'orateur (harangues régulières ; le chef est "celui qui parle")
- polygyne exclusif (sauf dans certains peuples comme les Chibchas ou les Shuars, où la polygynie est "démocratisée").
Ces rôles lui donnent surtout une place à part dans la société ; il est respecté et écouté, mais ne commande pas, sauf dans des cas particulier comme la guerre. Pour Pierre Clastres, les amérindiens ayant compris les dangers inclus par le pouvoir l'on mit hors de la société, à travers la personne du chef.

Cette même société fonctionne en maisons familiales, les maloca, réunissant parfois plusieurs centaines de personnes. Une tribu comporte de 1 à 10 maloca, selon sa taille totale. Le groupe Tupi-Guarani, que l'on retrouve sur toute la côte du Brésil (Tupis), et dans la région du fleuve Paraguay (Guarani) est à cet égard assez important puisque les Jésuites, arrivés dans la région en 1549, parlent de villages pouvant atteindre 10 000 âmes. Hans Staden parle quant à lui d'armées tupinambas de plusieurs milliers de guerriers. Les chiffres des chroniqueurs ont longtemps été considérés comme faux par les ethnologues, notamment Rosenblatt qui parle de 13 500 000 habitant seulement pour l'Amérique entière.

Pour Pierre Clastres, les chiffres de Rosenblatt sont faussés car son paradigme est mauvais : il considère que les amérindiens, hors Mexicains et Andins, sont tous nomades et fonctionnent ainsi par petits groupes à économie de subsistance. S'appuyant sur les écrits des chroniqueurs, Pierre Clastres réfute cela, expliquant que la quasi totalité des amérindiens du sud du continent étaient des agriculteurs sédentaires, à quelques exceptions près (Tehuelche et Puelche de la Terre de feu, ainsi que Guayaki, Siriono et Guahibe, anciens agriculteurs). Il en arrive, s'aidant de ces informations et de la méthode régressive de l'école de Berkeley, à 1,4 millions de Tupi et 1,5 millions de Guarani.

Rôles et figures

Dans un châpitre dénommé "l'arc et le panier", Pierre Clastres nous expose l'organisation de la société chez les indiens Guayaki (Aché), nomades. Hommes et femmes sont séparés en deux mondes, l'un symbolisé par l'arc, la jungle et un chant rituel nocturne et puissant, et l'autre par le panier, le campement et un chant diurne et triste. Certaines interactions entre les deux mondes peuvent amener le pané (malheur); ainsi, une femme ne peut toucher un arc. A noter que le chasseur aché ne peut manger les animaux qu'il a tué (ce qui inclut une
interdépendance entre membres de la tribu), et que les Guayaki sont polyandriques - il y a d'ailleurs deux fois d'hommes que de femmes dans les tribus aché - bien que cela semble déplaire aux hommes. Ces derniers s'en consolent dans leurs chants personnels qui exhortent leurs qualités de chasseur.

C'est en effet par la parole et le mythe que les amérindiens calment leurs peurs et frustrations. Ainsi des deux mythes chupi (Paraguay) cités par l'auteur, qui tournent en ridicule chamane et jaguar, deux figures très respectées et craintes, sur fond de voyage initiatique vers le soleil - que font les chamanes en groupe lorsqu'ils sont confrontés à un problème complexe - tourné en ridicule. La force sociale du chaman se ressent notamment chez les Mbya, membres du groupe Guarani, qui avaient une religion suffisamment complexe pour pouvoir l'opposer au christianisme des jésuites, qui voyaient leurs pa'i (chamanes) et karai (prophètes) comme d'efficaces serviteurs du démon. Tournant autour du panthéon guarani (Tuman, Namandu, Karai Ru, etc.), il y est question de terre promise loin à l'Est, Ywy mara-eÿ.

Des sociétés refusant l'Etat

Pierre Clastres amène son sujet final en évoquant les rites d'initiations des jeunes indiens, qui dans toute l'Amérique se caractérisent par une véritable torture. Ainsi l'exemple des Mandans des prairies, évoqué par George Catlin, ou encore celui des Mbyas lacérant le corps des jeunes initiés avec une pierre au tranchant émoussé. Le but est de laisser une marque indélébile sur le corps, la marque de la loi en sa forme primitive : tu n'es pas moins qu'un autre, tu n'es pas plus qu'un autre. Cette souffrance est supportée sans mot dire car l'on veut être l'égal des autres. Il s'agit d'un signe définitif d'appartenance à la tribu, qui n'a pas de pouvoir au-dessus d'elle. C'est pour l'auteur un refus de l'Etat, et de sa loi écrite émanant d'une entité supérieure. C'est le signe d'une société contre l'Etat.

Autre signe : la vision du travail. Chez les Guayaki comme chez les Yanomami, la quantité de travail pour une journée n'est que de deux ou trois heures. Le reste est dédié à l'oisiveté et à l'entraînement guerrier. La raison ? on produit pour soi-même ce dont on a besoin (mais il y a quand même présence de stocks, utilisés par exemple pour les fêtes, d'où l'inexactitude de l'expression "économie de subsistance"). La production de surplus pour une puissance supérieure, en l'occurence l'Etat, est inconnue, contrairement à ce qu'il se passait notamment dans l'empire inca. L'économie n'est donc pas politique. En fait, tout est mis en oeuvre pour éviter ce transfert, ainsi avec l'absence de pouvoir des chefs (voir plus haut). Les sociétés amazoniennes ne sont pas incapables de créer l'Etat, ils n'en veulent pas. Ainsi le processus d'étatisation ayant débuté chez les Tupi-Guarani au XVIe siècle, ayant atteint les limites démographiques de la société archaïque, a capoté non à cause des européens, mais à cause des chamanes eux-mêmes, avec l'appui de la population.

Conclusion

Un livre agréable et rapide à lire, bourré d'informations sur les sociétés archaïques. A lire pour avoir une vision claire des rapports de "pouvoir" et de l'organisation sociale au sein ces peuples.

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D
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A
petit coucou de passage
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